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Face à la vague des transgenres, la Suède commence à douter (Le Figaro, 14 06 21)

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Article Le Figaro, par Frédéric Vaux, 14 juin 2021

ENQUÊTE – Le plus prestigieux hôpital de Suède revoit son protocole et ne donne plus d’hormones aux mineurs. Le premier pays au monde à avoir reconnu le droit des transgenres va-t-il faire marche arrière?

Stockholm

Pour raconter ce qui est arrivé à sa fille, Asa préfère montrer l’album où elle l’a prise en photo, chaque mois, à partir de ses 14 ans. «Voilà l’époque où Johanna s’est mise à couper ses cheveux très court, à mettre un bandage de poitrine pour l’aplatir», commence-t-elle. Les clichés se succèdent, le sourire disparaît, le visage s’émacie: «Elle est tombée malade, l’anorexie. À l’hôpital, j’ai remarqué qu’elle suivait des comptes transgenres sur les réseaux sociaux. Elle m’a annoncé qu’elle souffrait de dysphorie de genre, qu’elle ne supportait plus son corps… Elle a décidé de devenir Kasper, un garçon.»

Son visage alors apparaît plus affirmé, cheveux teints, air viril. Et puis, à 19 ans, Johanna réapparaît en fille, lueur énigmatique dans le regard: «C’est un voyage qui a duré deux longues années, s’émeut Asa. Ma fille a changé de genre, d’identité, mais elle a ensuite eu l’immense courage d’avouer son erreur. Je suis très fière d’elle.»

Ce «voyage», comme le dit Asa, de nombreux adolescents suédois l’ont fait. Le pays a été le premier au monde, en 1972, à reconnaître la dysphorie de genre, ce mal-être provoqué par l’inadéquation entre son sexe biologique et son identité de genre, et à donner la possibilité d’officialiser cette transition à l’état-civil. Le premier, aussi, à offrir des soins pour conforter les transgenres dans leur démarche: devenir un homme quand ils sont nés femmes, ou l’inverse.

Tous les traitements sont pris en charge dans des cliniques publiques, dès 16 ans: bloqueurs de puberté pour les plus jeunes, injections de testostérone ou d’œstrogènes, opération de la poitrine, orthophonistes pour changer sa voix, épilation, greffe de barbe, etc. À partir de 18 ans, l’administration autorise enfin l’opération des parties génitales, créant un pénis à partir du clitoris ou avec de la peau, modelant un vagin par inversion de la verge ou avec un morceau d’intestin.

«Retour en arrière»

D’où l’incrédulité provoquée en mars 2021 par la décision du prestigieux hôpital Karolinska. Ce pionnier de la dysphorie, dépendant de l’institut qui décerne le prix Nobel de médecine, refuse désormais le traitement hormonal aux nouveaux patients mineurs, sauf dans le cadre d’une étude clinique. Il invoque le principe de précaution et s’appuie sur une compilation d’études montrant qu’il n’y a pas de preuves de l’efficacité de ces traitements, pourtant irréversibles, pour le bien-être des patients. La prise à vie de ces hormones pourrait aussi favoriser les maladies cardiovasculaires, certains cancers, l’ostéoporose, les thromboses. Les 100 jeunes déjà suivis à Stockholm, et non concernés par cette nouvelle politique, devront d’ailleurs signer un document les informant de ces risques.

Cet arbitrage a profondément choqué les transgenres suédois et les associations qui les représentent. Pour RFSL Ungdomar, qui s’adresse aux adolescents, c’est «un retour en arrière». «De nombreuses familles sont désespérées, car elles voient leurs enfants souffrir et elles savent qu’elles n’auront pas de traitement», ajoute Ann-Christine Ruuth, présidente de Transammans.

La Suède, cependant, n’est pas le seul pays à revoir sa politique de soins. Au Royaume-Uni, la jeune Keira Bell, opérée de la poitrine et traitée aux hormones, a gagné fin 2020 son procès contre la clinique de Londres qui avait donné son feu vert trop rapidement, estime-t-elle, pour une transition qu’elle regrette aujourd’hui. Depuis, les traitements y sont soumis à une décision judiciaire pour les 16-18 ans, et refusés aux plus jeunes. En juin 2020, c’est la Finlande qui a changé ses recommandations en donnant la priorité à la thérapie psychologique.

Surdiagnostic

Ce qui alarme les praticiens, c’est l’emballement des courbes. De phénomène rarissime, touchant quelques individus dès la petite enfance, la dysphorie de genre est devenue une pathologie de masse, apparaissant avec l’adolescence. «En 2001, seules 12 personnes de moins de 25 ans avaient été diagnostiquées… en 2018, c’était 1859, constate Sven Roman, psychiatre pour enfants, qui travaille comme consultant dans toute la Suède. Tous les ados sont touchés, mais surtout les filles de 13 à 17 ans qui veulent devenir des garçons: entre 2008 et 2018, l’augmentation dans cette tranche est de 1500 %. En Suède, il y a maintenant plus de filles que de garçons qui reçoivent de la testostérone!»

Le constat est le même pour les opérations chirurgicales. Selon le professeur Mikael Landén, auteur d’une thèse sur le transsexualisme, en moyenne 12 personnes par an seulement demandaient un changement de sexe dans les années 1972-1992… Aujourd’hui, elles sont plus de 2000.

«Nous sommes devenus plus visibles, et cela amène plus de gens à réfléchir sur leur identité, à faire leur coming out», explique Jêran Rostam, nullement déconcerté par cette inflation. Mais pour Sven Roman, sa cause est tout autre: il y a surdiagnostic. «Tous les adolescents ont des soucis d’identité, de recherche de soi, sans être pour autant atteints de dysphorie, martèle-t-il… Leur problème disparaît le plus souvent au début de l’âge adulte avec la possibilité de devenir homosexuel, ou pas.»

Autre indice inquiétant: ces jeunes patients souffrent souvent d’autres troubles psychiatriques comme l’autisme, la dépression, l’anxiété. Ces pathologies, qui pourraient expliquer une supposée dysphorie de genre, peuvent être traitées sans prise d’hormone, ni chirurgie. Mais cette réalité est parfois mal acceptée par les patients, si sûrs d’eux-mêmes qu’ils refusent de se soumettre à une évaluation complète de leur santé mentale.

L’âge de la maturité

Pour Johanna comme pour d’autres adolescents, la dysphorie de genre apporte une réponse concrète, rapide, à de vraies angoisses. D’ailleurs, ils ne la découvrent pas dans le cabinet d’un médecin, mais plutôt sur les réseaux sociaux. «Je dévorais les vidéos des youtubeurs trans, qui sont très populaires en Suède, se souvient Johanna. Pour eux, si on est sur leur chaîne, c’est déjà un signe qu’on est trans. Je les voyais super heureux d’avoir fait leur transition et je voulais être comme eux.»

Quant au système de santé, il est bien loin de raisonner les indécis: selon Peter Salmi, enquêteur de la sécurité sociale suédoise, 70 à 80% des personnes entrant en clinique obtiennent le diagnostic de dysphorie de genre. «Au premier rendez-vous on m’a dit: “Félicitations! Vous avez fait votre coming out, c’est courageux, quel traitement vous voulez faire?”, poursuit Johanna. Heureusement, je consultais aussi un psychologue indépendant une fois par semaine. Avec lui, on parlait de tout et j’ai compris peu à peu que cette détestation de mon corps, ma dysphorie, était une conséquence de mon anorexie, et pas l’inverse. Quand je l’ai réalisé, je me suis effondrée en larmes, et j’ai tué Kasper.»

Pour RFSL Ungdomar, cependant, des cas comme celui de Johanna ne doivent pas faire oublier ces centaines de trans qui vivent plus heureux grâce à leur traitement. L’association était ainsi favorable à une proposition de loi, en 2018, qui abaissait l’âge du changement de genre à 12 ans et celui des interventions chirurgicales à 15 ans, sans consentement parental. «Ce qui m’agace le plus, c’est cette image qu’on donne des jeunes comme incapables de prendre une décision, ou de se connaître eux-mêmes», lâche Jêran Rostam.

Dans l’autre camp, Sven Roman rappelle que le lobe frontal du cerveau, où se forme la capacité d’évaluer les risques, où se jouent les intentions, finit d’évoluer vers 25 ans: «C’est à cet âge que l’on est assez mûr pour prendre une décision aussi lourde qu’un changement de genre. C’est d’ailleurs à cet âge que la loi suédoise autorise la stérilisation, pas avant .»

Remise en question et «tabou»

Le débat partage la Suède, mais il a aussi pris un tour un peu plus heurté – et plus personnel. En octobre 2019, un documentaire choc de la télévision suédoise révélait que l’hôpital Karolinska pratiquait l’ablation des seins sur des filles de 14 ans. Le cas de Jennifer Ring a également ému le pays: cette femme de 32 ans s’est pendue après avoir effectué une transition de genre dans ce même établissement, alors que d’autres cliniques lui avaient refusé les traitements en raison de ses signes de schizophrénie. Plus récemment, l’actrice et écrivain trans Aleksa Lundberg a aussi exprimé des doutes sur sa transition.

Est-on allé trop loin? La peur de ne pas être assez inclusif ou, pire, de passer pour transphobe, a pris le pas chez certains sur l’analyse scientifique et la prudente considération de l’avenir de ces jeunes. «Aujourd’hui, en Suède, il est tabou de remettre en cause l’identité de quelqu’un», conclut Johanna. Sven Roman, lui, dénonce ces œillères qui faussent le jugement de certains spécialistes: «Ils ne sont intéressés que par une pathologie, comme le désordre bipolaire, ou la dysphorie, et leur attribuent tous les symptômes qu’ils voient. Cela peut être très dangereux pour les patients.» Contrainte de réagir à la décision unilatérale de l’hôpital Karolinska, qu’ont commencé à suivre d’autres établissements, la sécurité sociale suédoise s’est donnée jusqu’à la fin de l’année pour établir un nouveau protocole de soin.

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