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Notre droit est-il devenu injuste ? (interview A. Mirkovic)

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Aude Mirkovic, Maître de conférence en droit privé et directrice juridique de l’Association des Juristes pour l’Enfance, auteur de En rouge et noir (roman), Première Partie, 2020 et La PMA, un enjeu de société, Artège, 2018, et Olivia Sarton, ancienne avocate au Barreau de Paris, directrice scientifique de Juristes pour l’Enfance(JPE), auteur de PMA, ce qu’on ne vous dit pas, Téqui, 2020, ont publié les actes d’un Colloque qui s’est tenu à Lyon le 30 janvier 2021 sur la question passionnante et fondamentale du rapport entre le droit et le juste. Face à la crise de légitimité que traverse le droit en France mais aussi dans le monde occidental, les intervenants proposent des réflexions profondes sur les causes de cette situation très préoccupante ainsi que quelques pistes de solutions. Ils réaffirment le sens et la finalité du droit, à savoir la recherche de la justice et appellent les juristes à retrouver la voie d’un droit au service de la justice, à une refondation du droit que la société appelle de ses vœux.

Lors d’une émission sur RCF Alsace diffusée le 10 mars 2022 et retranscrite par la rédaction des Cahiers Saint Raphaël,Aude Mirkovic a donné un aperçu de ces réflexions en répondant par des exemples concrets à la « question sous-titre » de cet ouvrage intitulé Le Droit et le Juste : le droit est-il devenu injuste ? 

 

RCF : Merci beaucoup Aude Mirkovic d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes maître de conférence en droit privé, directrice juridique de l’Association des Juristes pour l’Enfance et auteur d’un livre sur le sujet de la PMA : Ce qu’on ne vous dit pas, paru en 2020 aux Éditions Téqui. Nous allons parler de ce sujet mais tout d’abord de quelques réflexions générales sur le Droit en France. Il y a des critiques bien connues que l’on fait souvent à la Justice, notamment sa lenteur et généralement celui qui perd un procès en France trouve que la Justice est mal rendue. Ceci mis à part, dans le mot justiceil y a le mot juste. Le Droit ne devrait-il pas, par définition, chercher à être juste ?

A.M. : Vous avez raison, bien sûr. D’autant plus qu’à l’origine droitet juste, c’est le même mot en latin : jus. Les Romains disent que le Droit c’est ce qui est juste. Dans cette perspective dite classique du Droit, héritée de la pensée d’Aristote, du Droit romain puis ensuite de penseurs comme Saint Thomas d’Aquin, le droit a vocation à être juste, et même c’est cela qui fait qu’il est du Droit. La raison humaine est sollicitée, elle cherche ce qui est juste, elle ne le décide pas. Mais aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas parce que la pensée moderne, la modernité, a opéré une rupture avec la pensée classique : de façon très schématique, la modernité veut libérer l’Homme de tout ce qu’il n’a pas décidé. Toute donnée extérieure, tout ce que nous n’avons pas choisi est pensé comme une entrave à notre liberté dont il faudrait nous émanciper. Dans le domaine du Droit, la justice comme finalité, est une insupportable allégeance à la morale dont il faut se libérer !Les écoles de pensée moderne ont toutes en commun de considérer le Droit comme un produit de la volonté. C’est la volonté humaine qui produit le Droit. Elle ne cherche plus ce qui est juste, elle décide ce qu’elle veut. Ce volontarisme trouve sa consécration dans la définition de la loi bien connue donnée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : La Loi est l’expression de la volonté générale.  Mais pourquoi détacher le Droit de la justice pour en faire un produit de notre volonté ? De façon encore très schématique, dans le sillage de Kant, ce qui fait la dignité humaine c’est la capacité de l’Homme à se donner ses propres lois. L’Homme moderne ne veut obéir qu’aux lois qu’il se donne. Il récuse les lois de la morale, bien sûr, mais aussi celles de la nature, les limites de sa propre nature et même celles de son propre corps. Nous avons une illustration de ce volontarisme dans une décision de la Cour d’appel de Toulouse, le 9 février 2022 : la Cour a désigné comme mère, sur l’acte de naissance d’un enfant, son géniteur : un homme qui avait demandé le changement de la mention de son sexe à l’Etat civil, qui était donc devenu femme à l’Etat civil. Nous voyons là à l’œuvre le mirage de la volonté toute puissante : être à la fois homme et femme. Homme qui fournit ses spermatozoïdes mais femme parce que désigné comme mère. Dépasser les limites de la condition humaine qui nous établit comme Homme ou Femme.

RCF : Si je synthétise, vous affirmez que toute norme est un obstacle à la liberté et donc on va chercher à supprimer toute norme ?

A.M. : La pensée moderne ne cherchepas à supprimer toute norme, elle refusetoute norme que nous n’avons pas décidée nous-mêmes. C’est le fantasme de la volonté toute puissante. Mais cela demeure un fantasme : dans le cas que j’ai cité on sait bien que l’État civil n’a pas de pouvoir magique : il peut désigner un géniteur comme mère, cela ne fait pas de lui une mère, ou alors cela prive le mot de signification.

 

RCF : Dans les actes du colloque tenu à Lyon sur le sujet du Droit et du Juste le 31 janvier 2021 publiés sous votre direction, plusieurs intervenants parlent d’un phénomène de “désinstitution” . Qu’entendent-ils par ce terme ?

A.M. : Ce colloque est parti du constat d’une crise profonde du Droit dont nous faisons tous l’expérience : ici c’est une loi qui n’est pas appliquée, là ce sont des décisions de justice qui ne sont pas exécutées. Au parlement nous voyons les réformes s’entasser… Il y a perte d’autorité et de crédibilité de la loi… Cette crise du Droit est liée à ce que nous avons appelé dans ce colloque, la désinstitution du Droit, ce phénomène qui consiste à détacher le droit de son fondement transcendant, la Justice, pour le fonder sur la seule volonté. Car si la loi n’est plus que l’expression de la volonté de quelques-uns, majoritaires à l’Assemblée nationale, pourquoi aurait-elle plus de valeur que ma propre volonté  ?Petit à petit l’idée fait son chemin : nous n’obéissons qu’aux lois que nous nous donnons, je n’obéis qu’aux lois que je me donne, autrement dit, je fais ce que je veux et maintenant, je suismêmece que je veux. Le Droit devient donc le théâtre d’un rapport de forces, chacun voulant obtenir ce qu’il désire. On invoque la loi à son profit lorsque cela nous arrange et on n’hésite pas à l’ignorer totalement si elle ne nous arrange pas.

 

RCF : La loi c’est ce qui est voté par la majorité, mais la majorité, c’est celle d’aujourd’hui, demain la majorité peut changer, donc selon vous, cela décrédibilise la puissance de la loi ?

A.M. : Il faut bien une majorité pour adopter les lois, en tout cas il faut bien un système d’adoption des lois. La perte de légitimité vient de ce que cette majorité nous dit : « Nous ne cherchons pas la Justice, nous refusons toute référence à des normes supérieures, c’est notre volonté qui va s’exprimer ici. » Ce n’est pas très convaincant. Pendant quelques générations cela a fonctionné parce que la loi bénéficiait encoredu prestige qu’elle avait quand elle se fondait encore sur la justice, mais quelques générations passées, inutile de vous dire que la volonté générale, tout le monde s’en moque. Ce qui compte c’est ma volonté à moi, mon désir à moi, aussitôt érigé en droit. Le Droit se retrouve à arbitrer des revendications individualistes et cela donne la loi du plus fort. C’est tout le contraire du Droit.

 

RCF : Lorsqu’une loi est contestée ou refusée, on constate que les objecteurs font souvent confusément appel à différents vocables : « c’est illégitime », « ce n’est pas juste », « c’est inique ». Un des participants au colloque, Guillaume Bergerot, a fait une intervention sur la confusion entre lejuste, lelégalet le légitime. Y-a-t-il quelque chose de vraiment préoccupant dans cette confusion ?

A.M : La légitimité de la loi vient de ce qu’elle est juste. Si la loi va à l’encontre du juste, elle perd sa légitimité. C’est pourquoi la doctrine classique soutient qu’une loi injuste n’oblige pas. Il est légitime de ne pas lui obéir tout simplement parce qu’une loi injuste n’est pas une loi. Le Droit c’est ce qui est juste, donc si c’est injuste ce n’est plus du Droit. Mais dans notre système moderne où la loi n’est plus l’expression de la justice mais de la volonté générale (dans le meilleur des cas), le légalse suffit à lui-même. Il n’y a plus de légitimité. Au nom de quoi la loi serait-elle légitime ou illégitime si on refuse de se référer à des valeurs supérieures ? On déplore cette perte de légitimité mais elle est logique car aujourd’hui le légal se suffit à lui-même : du moment que la loi est adoptée selon la procédure prévue, cela suffit, c’est légal, c’est le droit. Et ces revendications qui proclament : « Ce n’est pas légitime », « la loi le dit mais ce n’est pas juste » montrent bien que les citoyens attendent autre chose de la loi que d’être un pur produit de la volonté. Ils attendent qu’elle se réfère à quelque chose de supérieur : le Bien commun, la Justice, on peut trouver différentes façons d’exprimer cette attente. C’est ce qui fait défaut aujourd’hui.

 

RCF : Pourriez-vous donner quelques exemples concrets qui montrent que le droit peut être injuste en France aujourd’hui ? Vous en avez déjà donné un sur la PMA : un acte de naissance peut dire qu’un enfant a deux mères mais, je me fais l’avocat du diable, la fiction juridique existe en droit…

A.M : Le droit est injuste, non pas quand il aménage de légitimes fictions juridiques, mais lorsqu’il verse dans la science-fiction. La fiction qui est l’imitation du réel dans certains cas peut se justifier si elle est ordonnée à la justice mais, si elle est ordonnée à la toute-puissance de la volonté, alors on verse dans la science-fiction. Comme on le voit dans la décision que l’on vient d’évoquer. Alors, oui, il y a des lois injustes et précisons qu’elles ne sont pas nécessairement adoptées par des gens méchants, mal intentionnés. Mais les bonnes intentions ne suffisent pas. Le législateur a la responsabilité de peser les lois à l’aune de la justice pour tous, y compris les plus faibles, et même surtout les plus faibles, puisque par définition, ils n’ont que la loi pour les défendre. La loi est injuste par exemple lorsqu’elle laisse la volonté du plus fort, l’adulte, prévaloir sur les droits de l’enfant. C’est ce qu’a fait la loi de bioéthique dès 1994, lorsqu’elle a organisé la PMA avec donneurs qui est la possibilité de concevoir un enfant à partir de donneurs qui vont complètement disparaître pour laisser la place à des parents d’intention. Ici la loi permet à la volonté des adultes de mettre de côté la réalité charnelle de l’engendrement de l’enfant pour réaliser leur propre projet, leur propre désir. Cette loi a été adoptée avec de bonnes intentions : soulager la souffrance des personnes sans enfant. Mais est-elle juste ? Est-ce juste d’écarter délibérément la filiation biologique de l’enfant ?Ce n’est pas compliqué de répondre à cette question : je ne vais même pas invoquer des textes de droit. Il n’y a qu’à voir ce qu’il se passe lorsque des couples en processus de PMA subissent une erreur médicale, que des embryons sont échangés par exemple. Lorsqu’un couple découvre que l’enfant qu’il attend n’est pas le leur mais celui d’un autre couple, c’est un véritable drame. Alors par quel tour de magie serait-il indifférent pour l’enfant d’avoir pour parents ses géniteurs ou quelqu’un d’autre ? On aurait pu déceler cette injustice de la PMA avec donneurs dès le début, parce que c’était assez prévisible. L’émotion l’a emporté. Mais aujourd’hui l’injustice de cette loi est révélée par les témoignages de la souffrance de beaucoup de jeunes issus de ces dons, et pourtant le législateur persiste et signe : la loi du 2 août 2021 a généralisé la PMA avec donneurs. Avec la PMA pour les femmes célibataires et les couples de femmes,eton est allé beaucoup plus loin : on est passé du remplacement du géniteur-donneur par un père d’intention, ce qui était déjà problématique,à l’effacement de la lignée paternelle de l’enfant. Oui, il existe des lois injustes et dans la perspective classique du Droit ces lois ne méritent pas le nom de loi. Et d’ailleurs, ce qu’elles permettent n’est pas juste, c’est légal mais ce n’est pas juste et personne n’est obligé de réaliser une PMA avec donneur ! Ce n’est pas parce que la loi le permet que les gens perdent leur libre-arbitre. Chacun demeure responsable de ses actes. Mais il est vrai qu’une loi injuste est source de confusion et qu’elle rend le discernement beaucoup plus compliqué.

 

RCF : Vous dites qu’un enfant a le droit, dans la mesure du possible, de connaître ses parents biologiques, d’être élevé par eux. Par conséquent, en autorisant les couples sans enfant à pratiquer la PMA avec donneurs, vous estimez que la loi perd sa justice en faisant primer la volonté des parents sur le droit de l’enfant ?

A.M : Ce n’est pas moi qui dis que l’enfant a le droit, dans la mesure du possible, de connaître ses parents et à être élevé par eux, c’est la Convention internationale des droits de l’enfant adoptée dans le cadre de l’ONU, ratifiée par la France et qui a donc une valeur supérieure à la loi française. La loi française a accepté de mettre de côté ces droits de l’enfant qu’on reconnaît par ailleurs – mais à quoi servent-ils s’il ne sont pas mis en œuvre ? – et elle permet d’écarter délibérément la filiation biologique de l’enfant. Je dis bien délibérémentcar il ne s’agit pas de réparer les malheurs de la vie comme en cas d’adoption. Il s’agit, délibérément, de provoquer cette situation non pas dans l’intérêt de l’enfant mais pour satisfaire le désir d’enfant, et c’est là qu’est l’injustice.

 

RCF : Quel autre exemple vous paraîtrait emblématique, la PMA mise à part ?

A.M : Comme autre exemple de ce phénomène de désinstitution du Droit tout azimut, on pourrait prendre dans le même registre la Gestation pour Autrui (GPA). La loi française l’interdit. Le Droit pénal sanctionne pénalement l’activité d’un intermédiaire. La loi n’est pourtant pas appliquée. Comme en témoigne la tenue chaque année depuis deux ans à Paris du Salon intitulé Désir d’enfant qui voit des sociétés commerciales étrangères de gestation pour autrui venir proposer leur service aux Français, en toute impunité. Elles commettent en effet le délit pénal d’intermédiaire en vue de la GPA mais les pouvoirs publics ont renoncé à faire appliquer la loi. Les citoyens n’hésitent pas à braver la loi. Non seulement ils ne s’en cachent pas mais ils s’en vantent et exigent de la justice, bien mal nommée hélas, qu’elle entérine leurs actes. Et c’est ce que font les juges : ils ferment les yeux sur les GPA réalisées à l’étranger. Ils sont tétanisés pour sanctionner les GPA réalisées en France. Le Tribunal correctionnel à Blois a été saisi d’une affaire dans laquelle une femme avait convenu avec un couple d’hommes de s’inséminer avec la semence de l’un d’entre eux. Cette femme tombée enceinte, leur a vendu l’enfant pour 15 000 euros, puis leur a dit que l’enfant était mort et a vendu l’enfant à un autre couple rencontré sur internet. Elle a fait cette opération deux fois et cela s’est terminé par un procès. Cette femme a été condamnée. Pour quel motif ? Pour escroquerie ! Ce qui veut dire qu’en France vous pouvez vendre des enfants en toute impunité mais vous n’avez pas le droit d’arnaquer les acheteurs. Acheteurs d’enfants qui se sont retrouvés victimes ! Cette décision illustre à elle toute seule l’impasse dans laquelle nous a conduit ce positivisme juridique qui consiste à réduire le Droit à l’expression de la volonté humaine. Le Droit c’est ce que nous avons décidé. Il y a une perte de l’autorité, une perte de légitimité qui aboutit au fait qu’aujourd’hui la loi n’est même plus appliquée.

 

RCF : Vous parlez dans votre livre de la refondation du Droit. Vous nous avez donné des exemples très précis, très concrets, assez convaincants, qui concernent le droit de la famille. Diriez-vous que cette refondation du Droit devrait toucher à tous les domaines du Droit ou bien ce problème du manque de recherche du justetouche-t-il plus précisément le droit de la Famille ?

A.M : Le Droit de la famille est emblématique parce que quand le droit devient la loi du plus fort, l’enfant est toujours perdant. Mais ce constat on peut le faire dans tous les domaines. Voilà une loi qui protège les locataires qui ne paient pas leur loyer. On ne peut pas les expulser pendant l’hiver. Certains vont en tirer prétexte pour éviter de payer leur loyer. Le propriétaire a, d’un autre côté, le droit de mettre dehors le locataire qui ne paie pas son loyer. Il pourra mettre une famille à la rue alors que dans tel cas précis ce sera injuste parce que disproportionné et qu’il y avait d’autres solutions. Réduire le Droit à une légalité formelle et le couper de sa dimension transcendante et de sa référence à la Justice mènent partout à l’injustice. Mais la bonne nouvelle c’est que la refondation du Droit est possible ! Le justeest une valeur si profondément ancrée dans la conscience humaine que plusieurs siècles de volontarisme philosophique et de positivisme juridique n’ont pas réussi à éradiquer complètement ce fondement du Droit sur la justice qui demeure. Nous pouvons, chacun d’entre nous, rechercher la justice, prendre nos décisions dans la perspective de la recherche du justedans la famille, dans le travail, dans les relations sociales.Ce sera déjà pas mal si autour de nous le règne de la justice s’établit et,au bout d’un moment,cela finira par irriguer la société entière et à remonter jusqu’au Parlement. Mais ça ne se fera pas tout seul !

Voir l’interview sur RCF

 

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Le droit et le juste – Le droit est-il devenu injuste ? Réflexions en vue d’une refondation du droit

18,00 €

ISBN : 9782493323033
150 pages
Presse universitaire Rhin et Danube, 2021

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